Sur Saint-Laurent au nord de Villeneuve, les lumières sont bien synchronisées et ça roule à bonne vitesse. Le "stretch" qui va jusqu'à la rue Bernard peut être assez intense quand deux taxis décident de tenir leur bout pour rester l'un en avant de l'autre. Je roule côte à côte avec un confrère en restant à sa hauteur. Quand je sens qu'il accélère, je fais de même pour protéger ma voie. Je suis dans celle de gauche où se trouve au nord de Fairmount une série de bars. Je roule du bon côté quoi. Je le sais, il le sait et la vitesse s'intensifie. Rien d'extraordinaire, une saine compétition dirons-nous. Juste une autre soirée de travail.
Quand nous arrivons tout près de Saint-Viateur, la lumière est verte mais une série de véhicules y sont encore arrêtés. Je décélère car devant moi un gros 4X4 me bloque la vue et la voie. Mon confrère de son côté arrive à l'intersection et passe dans une brèche entre deux autos qui ne bougent toujours pas. Je me mets tout de suite derrière lui pour continuer notre petite course, c'est alors que je l'aperçois.
La fille est à genoux en plein milieu du boulevard St-Laurent. Elle s'est vautrée là, dans une immense flaque de "sloche" froide et elle pleure à chaudes larmes. Je m'immobilise à sa hauteur pour voir ce qui se passe exactement et empêche ainsi les véhicules qui me suivent de la frôler de trop proche comme vient de faire mon « collègue » qui a poursuivi son chemin.
Au premier coup d'œil, la fille est salement intoxiquée. Du véhicule stoppé devant moi sortent deux jeunes hommes pour venir lui porter secours. La fille continue de pleurer comme une madeleine et n’étouffe même pas les sanglots qui l’agitent. Je lui demande si elle a besoin d’une ambulance, de la police. Ça semble la sortir de sa torpeur douloureuse et elle se lève pour se diriger vers le trottoir. Ça me rassure sur son état physique. Quant à son état moral…
Hors de danger et entourée de gens lui portant assistance, j’ai poursuivi mon chemin avec son visage grimaçant en tête. J’essayais d’imaginer quelle sorte de tragédie avait bien pu se passer dans sa soirée pour qu’elle en arrive à se foutre comme ça dans le milieu du boulevard. Pourquoi elle souffrait tant. J’y ai pensé, puis les clients se sont succédé et peu à peu, elle m’est sortie de la tête. C’est triste mais c’est comme ça. A force de côtoyer la misère des autres, on en vient à perdre tranquillement et sournoisement son humanité. C’est peut-être aussi juste une façon de se protéger. S’il faudrait que j’arrête le taxi à chaque fois qu’une âme en peine se présente, je ne travaillerais pas fort, fort…
Plus tard dans la soirée, le souvenir du visage en pleurs de la fille m’est revenu alors que je repassais à la même intersection. Alors que j’y allais de nouveau dans des suppositions expliquant son mal de vivre, j’ai aperçu un couple un peu plus loin sur le parvis du « Syndrome » un bar au coin de Bernard. Une fois à bord ils m’indiquent leur destination et se mettent à jaser entre eux du déroulement respectif de leurs soirées. Un moment donné, ils discutent d’une de leurs amies, partie plus tôt, complètement paf. Tout de suite j’ai le sentiment qu’ils parlent de la fille du milieu du boulevard. Je leur demande alors :
- La fille dont vous parlez a les cheveux roux, assez maigre, un piercing dans la lèvre du haut et elle porte un coat de cuir rouge?
- Ouain c’est elle, tu l’as vu où exactement? Me demande le gars. Un « gothique » aux yeux maquillés de noir.
- Euh..!? Ben pour être franc elle était dans le milieu du boulevard Saint-Laurent à un coin de rue du bar où vous étiez. Elle n’avait vraiment pas l’air de filer bien.
La fille qui semble complètement exsangue me répond alors :
- Bah! Faut pas vous inquiéter. Elle fait ça à chaque fois qu’elle prend un coup. Genre à toute les fins de semaine.
- Ah bon? Pis ça vous fait pas peur qu’elle finisse par se faire frapper votre chum?
- Elle cherche juste à faire son show. On est habitué astheure. Ça fait comme 25 fois qu’elle nous fait le coup qu’elle va se suicider, faique on vient qu’on fait pu trop trop attention. Genre.
- Pis comment allez vous réagir, quand elle va se tuer pour de bon?
- Ça va nous faire chier genre, parce qu’elle nous doit pas mal de cash!
Les deux « goths » se sont esclaffés comme de vrais clowns.
J'ai eu une méchante envie de les lâcher en plein milieu du boulevard. Ou sur le Métropolitain tiens.
Pour la peine…