16.4.07

Tragédie en deux temps

Sur Saint-Laurent au nord de Villeneuve, les lumières sont bien synchronisées et ça roule à bonne vitesse. Le "stretch" qui va jusqu'à la rue Bernard peut être assez intense quand deux taxis décident de tenir leur bout pour rester l'un en avant de l'autre. Je roule côte à côte avec un confrère en restant à sa hauteur. Quand je sens qu'il accélère, je fais de même pour protéger ma voie. Je suis dans celle de gauche où se trouve au nord de Fairmount une série de bars. Je roule du bon côté quoi. Je le sais, il le sait et la vitesse s'intensifie. Rien d'extraordinaire, une saine compétition dirons-nous. Juste une autre soirée de travail.

Quand nous arrivons tout près de Saint-Viateur, la lumière est verte mais une série de véhicules y sont encore arrêtés. Je décélère car devant moi un gros 4X4 me bloque la vue et la voie. Mon confrère de son côté arrive à l'intersection et passe dans une brèche entre deux autos qui ne bougent toujours pas. Je me mets tout de suite derrière lui pour continuer notre petite course, c'est alors que je l'aperçois.

La fille est à genoux en plein milieu du boulevard St-Laurent. Elle s'est vautrée là, dans une immense flaque de "sloche" froide et elle pleure à chaudes larmes. Je m'immobilise à sa hauteur pour voir ce qui se passe exactement et empêche ainsi les véhicules qui me suivent de la frôler de trop proche comme vient de faire mon « collègue » qui a poursuivi son chemin.

Au premier coup d'œil, la fille est salement intoxiquée. Du véhicule stoppé devant moi sortent deux jeunes hommes pour venir lui porter secours. La fille continue de pleurer comme une madeleine et n’étouffe même pas les sanglots qui l’agitent. Je lui demande si elle a besoin d’une ambulance, de la police. Ça semble la sortir de sa torpeur douloureuse et elle se lève pour se diriger vers le trottoir. Ça me rassure sur son état physique. Quant à son état moral…

Hors de danger et entourée de gens lui portant assistance, j’ai poursuivi mon chemin avec son visage grimaçant en tête. J’essayais d’imaginer quelle sorte de tragédie avait bien pu se passer dans sa soirée pour qu’elle en arrive à se foutre comme ça dans le milieu du boulevard. Pourquoi elle souffrait tant. J’y ai pensé, puis les clients se sont succédé et peu à peu, elle m’est sortie de la tête. C’est triste mais c’est comme ça. A force de côtoyer la misère des autres, on en vient à perdre tranquillement et sournoisement son humanité. C’est peut-être aussi juste une façon de se protéger. S’il faudrait que j’arrête le taxi à chaque fois qu’une âme en peine se présente, je ne travaillerais pas fort, fort…

Plus tard dans la soirée, le souvenir du visage en pleurs de la fille m’est revenu alors que je repassais à la même intersection. Alors que j’y allais de nouveau dans des suppositions expliquant son mal de vivre, j’ai aperçu un couple un peu plus loin sur le parvis du « Syndrome » un bar au coin de Bernard. Une fois à bord ils m’indiquent leur destination et se mettent à jaser entre eux du déroulement respectif de leurs soirées. Un moment donné, ils discutent d’une de leurs amies, partie plus tôt, complètement paf. Tout de suite j’ai le sentiment qu’ils parlent de la fille du milieu du boulevard. Je leur demande alors :

- La fille dont vous parlez a les cheveux roux, assez maigre, un piercing dans la lèvre du haut et elle porte un coat de cuir rouge?

- Ouain c’est elle, tu l’as vu où exactement? Me demande le gars. Un « gothique » aux yeux maquillés de noir.

- Euh..!? Ben pour être franc elle était dans le milieu du boulevard Saint-Laurent à un coin de rue du bar où vous étiez. Elle n’avait vraiment pas l’air de filer bien.

La fille qui semble complètement exsangue me répond alors :

- Bah! Faut pas vous inquiéter. Elle fait ça à chaque fois qu’elle prend un coup. Genre à toute les fins de semaine.

- Ah bon? Pis ça vous fait pas peur qu’elle finisse par se faire frapper votre chum?

- Elle cherche juste à faire son show. On est habitué astheure. Ça fait comme 25 fois qu’elle nous fait le coup qu’elle va se suicider, faique on vient qu’on fait pu trop trop attention. Genre.

- Pis comment allez vous réagir, quand elle va se tuer pour de bon?

- Ça va nous faire chier genre, parce qu’elle nous doit pas mal de cash!

Les deux « goths » se sont esclaffés comme de vrais clowns.
J'ai eu une méchante envie de les lâcher en plein milieu du boulevard. Ou sur le Métropolitain tiens.

Pour la peine…

21 Comments:

Blogger Sei naru kage no senshi said...

La seule chose qui différencie l'Homme de l'animal, c'est sa capacité à avoir de la compassion.

4/16/2007 8:46 AM  
Blogger Oréole said...

Salut P-L
Tu m'a justement parle de ce billet samedi... et c'est vrai ce que tu me disais il s'en passe toujours des bizarres la nuit!

Pauvres filles..autant pour la premiere que les deux autres...franchement on n'agit pas toujours avec sa tête lorsque qu'on est intoxiquée... dommage car avec la jeune demoiselle il y aurait pu y avoir des conséquences plus grave et si ses amies l'aurait écouter...on sait jamais le pouvoir le l'écoute!

4/16/2007 9:06 AM  
Blogger Moukmouk said...

La différence, c'est que les animaux éprouvent de la compassion. Le prédateur sait qu'il est au service de sa proie, c'est pourquoi il la respecte.

On le voit bien le prédateur humain méprise sa proie. Dans ce cas il ne mérite même pas le statut d'animalité.

4/16/2007 9:34 AM  
Blogger Maiken said...

Mon dieu! Avec des amis comme ça on a pas besoin d'ennemis comme on dit!

Jte plaint, c'est comme un avocat qui défend un pourrit malgré lui! :S

4/16/2007 9:41 AM  
Blogger Doparano said...

Te lire, m'apporte bien peu d'espoir que l'humain va un jour redevenir humain, compatissant et ouvert à ce que son prochain vit.

Je ne sais pas comment tu arrives à côtoyer la misère d'aussi près tous les soirs et à rester positif.

Je suis bien heureuse de t'avoir rencontré samedi, merci pour ces quelques minutes très généreuses.

4/16/2007 9:57 AM  
Blogger Charles Olivier said...

Ce doit être triste de fréquenter de la misère un peu partout... Mais vous devez vous habituer mais quand même.

Pis les gothiques, ils doivent avoir plus bu que la fille... Ils sont désespérants!

4/16/2007 10:35 AM  
Blogger Num said...

Bon, ce n'est pas 1/1000 de ton talent mais ça m'a fait plaisir de jouer ce jeu !!
À la manièred'Un Taxi La Nuit

Ps: je suis déjà en train de me faire voler ton livre par mon entourage !! Je vais devoir attendre un peu avant de le lire !

4/16/2007 4:54 PM  
Blogger melbo said...

Les gens sont rendus tellement méchant!

J'ai du commander ton livre, il était tout vendu en librairie!

4/16/2007 7:51 PM  
Blogger Marchello said...

Barnard, où est-ce que tu vois de la compassion dans le tigre qui attrape un buffle pour le bouffer? Le chat avec la souris ou le loup avec un jeune cerf.

Compassion: Sentiment qui rend sensible aux souffrances d'autrui. Pitié, commisseration. Larousse 1995.

4/16/2007 8:14 PM  
Blogger johanne said...

tes histoires sont toujours touchantes...mais toi tu les vis au premier degré...nous c'est bien au chaud devant notre ordi...c'est pas pareil...
merci pierre leon...

4/16/2007 8:24 PM  
Blogger Num said...

Ouais, c'est très triste !!

Mais je dois dire, en tant qu'ex-death metal, que certains jugent un peu vite les deux goth.

Loin de moi l'idée de leur donner raison mais parfois, c'est très rare, il faut laisser la personne voler de ses propres ailes, quite à ce qu'elle se la pète d'aplomb.

Je suis quelque'un de sensible et je tente souvent de venir en aide aux gens, mais parfois, j'ai dû me couper de certaines personnes car elles m'entrainaient dans leur malheur.

Ce qu'il faut décrier je crois, c'est ce sentiment d'impuissance généralisé des jeunes.

Ils se sentent complètement coupés du pouvoir, de la possibilité d'exprimer leurs voix !

Se reculer d'un pas pour voir les choses différemment est très bien ! Mais parfois, ça n'en prend deux...

4/16/2007 8:26 PM  
Blogger REGOR said...

Tu disais "perdre tranquillement et sournoisement son humanité"
je ne crois pas que tu l'aie perdu...y être moins sensible peut-être mais eux ....à mon avis ils y ont perdu leurs âmes.

4/16/2007 11:12 PM  
Blogger nina said...

Je crois qu'à ta place j'aurai jeté ces deux là…

4/17/2007 8:58 AM  
Blogger Loula la nomade said...

Triste que les gens en soient rendus là.

4/17/2007 11:12 AM  
Blogger Cuauht said...

Oui, c'est pas ce qu'il se fait de mieux comme situation, mais au risque de passer pour un sale, n'oubliez pas que certaines personnes se complaisent dans leur état misérable, j'en connais des gens déprimés 24/24 7/7, sans une distance entre soi et eux, on fini par voir le monde à travers leurs yeux. C'est d'ailleurs souvent les mêmes qui ne veulent pas que l'égalité, ils veulent tout gratuitement.

4/17/2007 5:09 PM  
Blogger Amnésie et autres cies... said...

Je suis d'accord avec l'idée de se dissocier des gens qui se complaisent dans leur état misérable, mais de là à s'esclaffer sur leur dos...

Les fées marchent pourtant sur le bout des pieds...

4/17/2007 7:23 PM  
Blogger pupuce23 said...

Pauvre fille! Elle espère seulement avoir quelqu'un qui va finir par réellement l'écouter et elle sait qu'en faisant cela, elle aura de l'attention. J'espère pour elle qu'elle trouvera du réconfort quelque part.

4/17/2007 9:30 PM  
Blogger Thomas said...

Si c'était si simple...

Je crois qu'il faut se garder de juger hâtivement les deux amis qui ont vu trop de fois leur copine leur faire du chantage au suicide au décours de fins de semaine éthyliques. Peut-être qu'eux aussi, au début, ils y ont cru, peut-être qu'ils ont essayé de faire de leur mieux pour elle, à la maigre mesure de leur pouvoir humain.

Peut-être aussi qu'à force de se cogner contre un mur de souffrance, le rire est la seule protection qu'ils ont trouvée pour ne pas sombrer à leur tour. Pour pouvoir, quand même, rester à ses côtés sans sombrer avec elle.

Juste une autre perspective...

4/18/2007 8:52 AM  
Anonymous Anonyme said...

Maiken a dit...
"Mon dieu! Avec des amis comme ça on a pas besoin d'ennemis comme on dit!"

Je pense tout à fait comme lui! Quant à la compassion, si ses amis n'en sont pas capables, ce n'est visiblement pas ton cas. Tu m'es infiniment plus sympathique que les deux crapules qui se prétendent les amis de cette pauvre jeune fille.

4/20/2007 10:24 PM  
Anonymous Anonyme said...

Je viens qques fois lire ton blog, et ce texte m'a vraiment touche.
Il y a une difference a faire son show et lancer un message de detresse!
Le couple que tu as ramasse, sont vraiment sans coeur... du moins ils pourraient lui offrir de l'aide et des ressources... mais non il prefere penser que c'est un show!
Ca me choque le monde comme ca!
et je suis meme certaine qu'ils vont lui demander de l'aide a elle lorsqu'ils en ont de besoin!!!

4/23/2007 9:06 PM  
Blogger M.Beaulac said...

Je viens tout juste de découvrir ton blogue..Félicitation! J'adore ton style d'écriture et ta maniere de penser.

Et je peux te dire que tes pas mal "toff" parce que moi, j'aurais fait un détour, et je les aurais "droppé" dans la même putain de flaque de slush pour ensuite partir sur un "burn" question de bien les trempé.

5/01/2007 9:55 AM  

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