5.8.07

L'accident




La chaleur est suffocante. Ça annonce un vendredi des plus occupés sur la route. Personne n’aime rester à l’intérieur lors de ces soirées humides et collantes. Beaucoup plus de monde dans les rues et les courses sont allongées par le trafic de ce début de fin de semaine. Sur la route la tension est presque aussi palpable que le smog qui semble coller à la peau. Cette température n’aide certainement pas à garder son calme. Il faut faire avec l’impatience ambiante.

Après une heure de pointe infernale, je passe chez moi prendre une douche et me faire une couple de sandwiches pour passer à travers la nuit. Je me prépare aussi un thermos d’un épais café noir et je vais m’installer au poste 76, près du métro Charlevoix à Pointe Saint-Charles. Ce poste est surtout occupé par les taxis de la compagnie Pontiac-Hemlock et quand un «Diamond» s’y installe, il se fait toujours regarder de travers. Je m’en fous, je m’empare d’un bon bouquin et je sirote mon café en attendant mon prochain client.

Les minutes passent lentement. Comme le reste, le temps semble être ralenti par la température ambiante. Tout colle. J’ai beau sortir de la douche, je sens la sueur me couler dans le dos. J’ai hâte de rouler, pour m’aérer un peu. Le taxi est doté d’une climatisation, mais je déteste ça. Je préfère avoir chaud, que de brûler du gaz dans cet enfer.

J’avance lentement sur le stand. Les «pick-ups» se font rare et je dois attendre une bonne demi-heure avant de me retrouver le premier sur le poste. Impatiemment, le répartiteur s’égosille et lance des appels tout autour, mais pas au 76. En sourdine, la radio joue du jazz. Je regarde la faune s’animer sur les trottoirs. Le jour tombe lentement. Je prends mon mal en patience.

Arrive alors ce gars, qui a l’air d’une boule de nerfs sur deux pattes qui me lance avant même que la portière soit refermée de l’amener au bout de la rue Centre. Il ajoute dans le même souffle qu’il est en retard à son travail, que son patron est un con, qu’il a un double à se taper et me demande s’il peut fumer dans l’auto.

Il m’emmène pas très loin, mais je ne suis pas déçu de décoller de là. Après s’être allumé, le nerveux continue de jaser sans respirer. Sa job, la température, son boss, on dirait un kid sur un «rush» de sucre. Pas trop reposant, mais tout de même sympa. Je n’ai pas un coin de rue de fait que le gars m’a presque détaillé son C.V.

Au coin de Ropery, je m’arrête derrière une grosse américaine stoppée à un feu rouge, qui s’éternise. Mon client s’impatiente et se met à chialer contre tout ce qui va contribuer à son retard. Évidemment, je me mets de la partie et embarque dans son délire. Donc, quand la lumière vire au vert, on est deux à crier contre l’imbécile devant nous qui a décidé de tourner à gauche sans clignoter. Je dois braquer et contre-braquer pour le contourner et en le dépassant, je tends le cou et me tourne vers ce con qui vient de nous faire perdre un gros vingt secondes.
C’est alors que j’entends mon passager crier: «attention»! Je n’ai pas le temps de me retourner devant moi que le taxi s’encastre dans un autobus de la ville qui tournait devant nous.

Ce jour-là, il y avait des travaux sur la rue Centre et le parcours de l’autobus était dévié.
J’avais vu ce maudit autobus décoller du coin opposé. Il avait clignoté comme à chaque fois qu’un bus repart d’un arrêt mais mon attention aussi, était déviée.

Je l’ai frappé de plein front. Ça a arrêté assez sec, merci. Les roues arrières du taxi ont levées. Mon passager et moi, avons été projetés vers le pare-brise que j’ai éclaté, quand le dessus de ma tête, s’est frappé dans le rétroviseur. Après quelques secondes de «black-out», mon premier réflexe a été de regarder si mon client n’était pas sérieusement blessé. Sur son visage parsemé d’éclats de verre du pare-brise, je voyais perler quelques gouttes de sang. Pourtant, il continuait de jaser. J’ai ensuite regardé devant moi pour voir la conductrice de l’autobus mettre une main devant sa bouche. Elle avait l’air en état de choc. J’ai vu les curieux commencer à s’agglutiner et dans ma tête, je me suis dis qu’on devait être pas mal dans les jambes. J’ai redémarré le taxi, et l’ai reculé pour le stationner sur le côté de la rue. Je devais être plus sonné, que l’impression que j’en avais.

C’est en recoupant le contact, que j’ai senti que, ce n’était plus de la sueur qui me coulait dans le front. C’était visqueux, et ça collait à flot. Quelqu’un est venu me porter secours et je lui ai dit calmement que j’allais bien. J’ai voulu sortir du taxi et me mettre debout mais j’ai vu que je n’irais pas très loin. Je me suis rassis en attendant l’ambulance qu’on entendait s’en venir. J’avais beau être commotionné, j’avais honte d’avoir frappé cet autobus. Je filais beaucoup plus mal pour mon client que pour moi. Pourtant, ce dernier fumait une cigarette sur le trottoir en attendant les secours.

Les pompiers, les ambulances, la police, les remorqueuses, un beau gros spectacle son et lumières en ce début de soirée dans la Pointe. Ça se passe rondement. Un policier me pose quelques questions concernant le propriétaire du taxi. Ce dernier va à coup sûr me faire la gueule pendant un gros mois quand il va voir l’état de son bazou. Les ambulanciers me prennent ensuite en charge et m’emmènent à toute vitesse à l’urgence de l’hôpital général de Montréal. Je n’aurai pas à attendre une couple d’heures à l’admission, avant de voir un doc. C’est la totale! Ils sont quatre ou cinq à s’affairer autour de moi. Ils m’arrachent mes vêtements, me tâtent, me tripotent, font leur travail finalement. Je suis toujours un peu sonné mais je n’ai rien de cassé. J’ai juste cette lacération sur le dessus du crâne. Une bien belle job de couture en perspective!

Sur la table à mes côtés se trouve mon passager arrivé juste avant moi. Il jase encore et toujours, mais avec les infirmières cette fois. Il n’a pas l’air trop malheureux d’avoir sa soirée de congé. Il demande si ça va être encore long car il a une grosse envie d’aller en fumer une.
Je passe toute la soirée couché dans un racoin de cette urgence en folie, à observer les allées et venues du personnel. Alternent des cas d’intoxications, des crises de cœur, quelques cas de bagarres, quelques autres de détresse respiratoire. Sur une civière pas très loin de moi, un vieux clochard se met à dégueuler. Je songe que la faune ici, ressemble un peu à celle que je trimballe habituellement. Plus la nuit avance, plus s’intensifient les cas d’intoxications. Un vendredi normal a ce qu’il paraît. J’assiste à une sacrée chorégraphie, où infirmières, docteurs et préposés dansent entre patients et impatients. Au petit matin, une jeune et jolie interne vient me suturer. Elle passe une bonne heure à en découdre avec les points. Près d’une trentaine.
Elle m’annonce que les cheveux ne repousseront probablement plus sur cette plaie. Un scalp de la grosseur d’un deux dollars.

En sortant de l’hôpital, mon passager en grille une à l’extérieur. Je me confonds en excuse envers lui. Il me dit, qu’il n’a rien de grave, mais qu’il essaie d’avoir un billet du doc, pour avoir une couple de semaines de congé. J’ai ri un peu avec lui en lui filant mon numéro de téléphone. Je n’en ai jamais eu de nouvelle.

J’ai pris mon temps avant de reprendre la route. Le patron m’a piqué une sainte colère à propos de son taxi, mais a été encore une fois conciliant. J’ai eu mal au crâne pendant plus d’un mois et la blessure a été longue à cicatriser. Mais la leçon a été utile. Quand je sens l’impatience me gagner sur la route, je garde l’œil ouvert, respire un bon coup et ne m’arrache plus les cheveux sur la tête…


Mes vacances allant toujours bon train, je vous offre ce texte inédit tiré du livre. L'illustration est de mon ami Jean-Pierre Chansigaud et comme de raison dans un cas comme dans l'autre tous les droits sont réservés... A+

19 Comments:

Blogger Mélanie said...

Me semblait que cette histoire me disait quelque chose lol!
Je l'ai lu dans ton livre.
:)

8/06/2007 6:35 AM  
Blogger crocomickey said...

Bien aimé cette description de la folie dans les urgences que j'ai aussi connu lors de ma grande frousse en février dernier. Ces travailleurs sont des héros à leur façon.

8/06/2007 10:49 AM  
Blogger La Marsouine said...

J'ai aussi reconnu le texte mais je me rends compte que j'aime encore mieux le lire ici...

Une suggestion: les soirées trop chaudes, Xavier Rudd aide beaucoup à se faire croire qu'on est ailleurs!

8/06/2007 12:23 PM  
Blogger Spat said...

Hehehe comme cammu disait... je lisais et me disait!! Coudonc... j'ai déjà lu ca quelquepart!!

:-)

8/06/2007 12:37 PM  
Blogger Zoreilles said...

Le temps qui ralentit... puis, le rythme effréné... du trafic et des urgences, j'ai pu le vivre en vous lisant.

Ce texte, riche de contrastes, comme lorsque vous écrivez que le personnel médical danse entre les patients et les impatients, est une belle découverte pour moi.

8/06/2007 1:46 PM  
Anonymous Anonyme said...

Moi aussi je me suis déjà servi d'un rétroviseur pour "amortir" l'impact avec un pare-brise.
Si jamais on se croise on comparera nos cicatrices.

8/06/2007 1:47 PM  
Blogger Marchello said...

Chauffeur, comme je n'ai pas encore lu ton livre, j'ai pensé jusqu'à la fin que ça venait juste de t'arriver....beau texte, bien fait,,,,,,,,le texte.

8/06/2007 3:01 PM  
Blogger Elle said...

Huhu! DEC en lettres! ;p
Je suis contente d'apprendre que ce en quoi j'étudie donne d'aussi bon résultat en écriture!
J'ai une petite lueur d'espoir qui vient de briller un peu plus pour un peut-être futur livre... grâce à ton exemple!

8/07/2007 12:02 AM  
Anonymous Anonyme said...

C'est vrai qu'en voiture en gueulant après une autre voiture, notre attention diminue pas pour le mieux mais je peux te confirmer que la chauffeure d'autobus sur la rue Centre prends bien trop de place sur la rue... Un jour, il y avait un détour et la rue Centre était fermée... alors ils devaient passer sur Grand Trunk... t'aurais dû voir sa conduite, ça faisait pitié et une chance que la rue est dans un seul sens!!!

8/07/2007 7:53 AM  
Blogger Maiken said...

Très bon récit, on s'y croyait! Merci pour l'extrait, tu viens de convaincre un procrastinateur littéraire ;)

...Moi aussi j'ai cru que ça venait juste d'arriver! :S

8/08/2007 2:25 AM  
Blogger Maiken said...

...le "bonjour" sur le bus...funny! ;)

8/08/2007 2:26 AM  
Blogger Urgences Matin said...

je vois que l'ambiance aux urgences est transcontinentale !!! J'aime aussi beaucoup la danse des soignants ... ça me fait penser à la danse des abeilles dans une ruche ! Si jamais tu y retournes (pour une formalité administrative bien sûr), embrasse les de ma part ! (surtout la jeune et jolie interne)

8/08/2007 4:34 AM  
Blogger aigle blanche said...

Bon moi aussi j'ai cru que ça venait d'arriver... Pas eu le temps de lire le livre que j'ai du mettre dans les cartons par manque de place dans les valises.. Je vis temporairement dans un autre pays. Au moins j'ai ici pour venir visiter... Merci du partage!

8/10/2007 7:20 PM  
Blogger Loula la nomade said...

Hehehehe, ah qu'il fait bon se promener en taxi avec toi, Pierre-Léon:-)
Mwah

8/11/2007 12:41 AM  
Anonymous Anonyme said...

Très joliment écrit comme à l'habitude !

8/12/2007 1:15 PM  
Blogger Sei naru kage no senshi said...

Haaaa, mais c'est gentil de donner un extait comme ça! :)

8/12/2007 1:43 PM  
Blogger Waitress said...

Très bon texte, en effet. Merci ! :)

8/14/2007 1:07 AM  
Blogger le neurone ectopique said...

Trop humble pour l'avouer, tu as déjà fait creuser le trou pour installer ton auréole.

le passager clandestin

8/14/2007 7:49 AM  
Blogger Marie said...

très bon texte!

mais prend toi pas trop la tête avec ça... c pas ta faute. c'est qu'ici tous les conducteurs se foutent des autres, comme celle qui conduisait en avant de toi. ceux qui font ça, tourner sans clignotant, j'en vois au moins 2 ou 3 par jour!

et le pire c ceux qui changent deux fois de suite de voie sur une autoroute sans clignotant. affreux!

c sûr que ton attention a été détournée, mais comme emma disait, un bus ça prend de la place alors si en plus il n'était pas sur son circuit habituel... qui sait, peut-être que le chauffeur ne t'avait même pas vu!

pis en même temps t'a fait, d'une manière peu conventionnelle c sûr, le bonheur de ton client... au lieu de se faire chiâler après pour son retard, il a pu dire qu'il avait eu un accident ;)

9/02/2007 8:29 AM  

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