5.11.07

Le Compteur


On a beau reculer nos horloges, on ne peut arrêter le temps de passer.

J'ai passé une partie de la veillée à Dunham pour célébrer les cinquante ans de mon chum Chansigaud et je reviens vers Montréal pour tout au moins payer la location de mon vieux taxi qui ne passera probablement pas l'hiver.

Je regarde l'odomètre qui est à 199941 en pensant que je suis à la veille de faire vivre à cette vieille carcasse son deux centième mille miles (mon boss a acheté des chars dans des encans aux États et les compteurs sont en miles plutôt qu'en kilo).

Je repense à la fête et au temps qui passe. J'ai revu là bas des gens que je n'avais pas revus depuis 10-12 ans. Je songe que la vie passe vite quand on s'y arrête.

Je repense ensuite à ce jeune homme que j'ai embarqué la veille à la fermeture des bars.

Je roule sur la rue Saint-Paul dans le vieux en avant des Deux Pierrots quand je le vois qui s'approche vers moi avec un bras dans les airs. Je reconnais l'attitude d'un jeune en fin de party qui a trop bu mais qui a dégrisé d'un coup sec. Quand il ouvre la portière, j'entends ses amis qui lui disent : « C'mon Frank! Qu'est-ce tu fais Frank? Va-t-en pas Frank!» Il me demande de l'amener sur la Rive-Sud via le pont Mercier.

C'est un bon voyage et je me demande dans quel état d'esprit se trouve le jeune. Je n'ai pas envie de me retrouver là-bas avec quelqu'un qui se pousse ou qui n'a pas d'argent. Je lui demande si ça va. Il ne répond pas. Je songe à ranger le taxi pour le débarquer, mais au feeling je sais que le jeune n'est pas malin. Je lui demande qu'est-ce qui se passe? S'il s'est battu?

— Il se passe la même maudite affaire qu'il s'est toujours passé dans ma vie. C'est juste de la crisse de marde pis j'm'en vas me tuer.

—...

Chemin faisant il me raconte sa vie pis ses malheurs. Le kid a 18 ans et commence juste a avoir un peu de poil au menton. La fille avec qui il a toujours été à fait de l'oeil a un autre. Il lui a cassé la gueule pis il se pousse. Rien de catastrophique, mais il sent que la vie se dérobe sous ses pieds et je l'écoute me raconter ses peurs, ses rêves, ses déboires. Je traverse le pont en lui disant qu'on ne se jette pas en bas pour une fille. Que la vie est trop courte. Mais il a la face dans son malheur et j'ai l'impression qu'il peut quand même faire une connerie. Je continue à lui faire sortir le méchant...

Pas besoin d'avoir des centaines de mille miles au compteur pour sentir le poids des ans. Malgré son jeune âge, il parvient à me toucher avec son vécu d'enfant bardassé, d'ado laissé pour compte.

Je reviens en ville et repense à ce jeune. Je n'ai pas vu les 999999 se changer en zéros. Ça indique 200002 et me rends bien compte que dans un sens comme dans l'autre, c'est du pareil au même. La roue continue de tourner. J'ai beau reculer mon horloge d'une heure. Elles vont continuer de se rajouter au compteur.

17 Comments:

Blogger Martine said...

Très beau billet...

11/05/2007 9:50 AM  
Blogger Benoit Bordeleau said...

Pourquoi les images tristes sont toujours celles qui font le plus sourire?

Comme Martine a écrit, très beau billet.

11/05/2007 11:02 AM  
Anonymous Anonyme said...

wow... j'espère que ce jeune homme n'a pas fait de conneries! comment était-il quand tu l'a laissé?

11/05/2007 12:30 PM  
Anonymous Anonyme said...

Ça doit te triturer l'esprit parfois de ne pas avoir la suite de l'histoire des gens qui ne font que passer dsans ton taxi ?
Dans ce cas-ci entout cas, moi j'aimerais bien savoir que son histoire ne s'est pas finit quand tu l'a quitté à sa destination.

11/05/2007 12:45 PM  
Blogger crocomickey said...

Toujours aussi subtil et pertinent cabman !

11/05/2007 3:38 PM  
Anonymous Anonyme said...

Bonne fête Chansi, encore 50 autres belles pour toi!

11/05/2007 5:35 PM  
Blogger Nicole said...

Je crois sincèrement que tu as fait une différence dans sa soirée. Une oreille attentive. Quelqu'un pour l'écouter. C'est rare et NOBLE. J'aime la noblesse surtout en 2007 !

11/05/2007 8:32 PM  
Anonymous Anonyme said...

Ça me rend toute chose ce que vous écrivez, toute triste. J'ai déjà été ce jeune homme, j'ai déjà voulu me crisser en bas d'un pont, y avait pas de chauffeur de taxi pour me rattrapper, les mots, juste les mots. Des fois, c'est assez.
Merci.
D.

11/06/2007 8:59 AM  
Blogger Marchello said...

Beau billet.
Pour voir les 999999 tu pourrais essayer de reculer une couple de kilomètres!
Une idée comme ça.

11/06/2007 9:13 PM  
Blogger Mélissa Verreault said...

Très fort ce post Pierre-Léon. Les images sont fortes, tu fais plein de liens, wow, I'm impressed.

11/06/2007 10:39 PM  
Anonymous Anonyme said...

Bonsoir,
A voir les jeunes d'aujourd'hui qui ne semblent guère heureux (peut-être ne savent-ils pas faire face à leurs problèmes) je n'aimerais pas avoir leur âge.
Bonne soirée
Surfingmoune

11/07/2007 3:22 PM  
Blogger da Bitch said...

Si un jour t'accroche tes clefs viens travailler avec moi!!! Tu es remplis d'humanité... merci pour ce jeune homme

11/07/2007 4:37 PM  
Blogger Michel Hellman said...

Superbe note, comme d'habitude.
Je suis vraiment fan de ce Chansigaud dont tu parles. Si tu sais ou je peux voir plus de son travail, laisse moi savoir. J'adore son style!

11/08/2007 9:46 AM  
Blogger Monsieur l'adulte said...

Encore une fois, la plume d'un grand écrivain... Merci :)

11/08/2007 1:31 PM  
Blogger Jhon said...

"J'ai beau reculer mon horloge d'une heure. Elles vont continuer de se rajouter au compteur."
Et alors ? Plus on a d'heures au compteur, plus on sait comment apprécier celles qui s'ajoutent.
Merci pour ce super billet !

11/08/2007 3:07 PM  
Anonymous Anonyme said...

Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

11/11/2007 1:47 AM  
Anonymous Anonyme said...

Lourd! Ouf...comme j'ai l'impression que tu a embarquer mon frère dans ton taxi a 200002 km

2/21/2008 1:04 PM  

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