27.2.08

Betty

La nuit a été longue, les bars sont sur le point de fermer, je suis stoppé sur une lumière et j'observe ma prochaine cliente un peu plus loin sur Sainte-Catherine. Elle m'attend entre deux autos parquées devant un club de danseuses. Je sais qu'elle en sort et je me doute bien qu'elle doit avoir hâte d'aller prendre sa douche. Alors que je m'approche, elle est accostée par un punk que je vois souvent « squidger» dans le coin. Au fil des mois, j'ai vu ce gars se dégrader comme c'est pas possible. C'est à se demander s'il va passer l'hiver.

À leur hauteur, la fille ouvre ma portière, mais prend son temps pour finir sa conversation avec le loqueteux. Les deux sont tout sourire comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. Avant de se laisser choir dans le taxi, elle lui file un billet de 5 $. Je comprends alors que cette fille, c'est quelqu'un de pas ordinaire. Je me tourne vers elle et lui sourit à mon tour.

— Allo chéri, amène-moi chez nous honey. Je suis tellement fatiguée.

Rares sont les nuits où je n'embarque pas une de ces « psychologues » spécialisées. Elles font partie de ma clientèle régulière. En général, ces filles ont leur dose de social quand elles sortent des clubs. Le plus souvent qu'autrement elles me disent leur adresse puis c'est tout. Au fil des années, j'en ai raccompagné de toutes sortes. Des intoxiquées, des désabusées, des qui le faisait pour payer leurs études, des qui venait d'ailleurs, des avec de fausses cartes, des qui se prenaient pour d'autres et d'autres qui se prenaient la tête. J'en ai raccompagné de bien belles et pourtant cette femme fatiguée c'était bien la première fois que je la croisais.

Après m'avoir précisé sa destination, elle s'informe gentiment de ma nuit.

— Bah! En milieu de semaine comme ça, c'est pas mal calme. Toi? C'était occupé au club?

— J'ai été chanceuse, y'avait un gars qui me lâchait pas.

— Ben je le comprends lui dit-je en me retournant pour lui sourire de nouveau.

— T'es sweet mon chou. Ça fait combien de temps que tu fais du taxi?

On a commencé à jaser de choses et d'autres puis elle m'a raconté sans faux-fuyants que ça faisait 30 ans qu'elle vendait son cul. Elle m'a confié qu'elle avait commencé à se prostituer à l'âge de 13 ans pour éviter de se ramasser encore et encore dans des écoles de réforme pis des familles d'accueil. Elle m'a raconté dans les grandes lignes un parcours à faire frémir les plus endurcis. Une vie de dépendance et de débauche. Une vie à faire brailler.

Pourtant, malgré ce lourd vécu, j'avais tout au long de la course le sentiment que cette femme assise à côté de moi était un être en paix avec elle-même. Il émanait d'elle une énergie rare, une espèce d'aura que seuls possèdent les gens qui sont vraiment heureux. Une énergie qui parvient à toucher ceux qui se trouvent à proximité.

Devant son adresse, j'ai parqué le taxi et me suis retourné vers elle pour lui serrer la main et lui demander son nom. En riant, elle m'a ensuite invitée à passer la voir dans ses habits de travail.

— Tu viendras faire ton tour au club quand ce sera trop tranquille. Tu vas voir comment je te mange ça un cerveau!

Une de ces trop longues nuits, j'irai peut-être m'y accrocher les pieds. Pour l'instant, je reste encore chamboulé par sa mise à nu.

19 Comments:

Blogger da Bitch said...

Une survivante!!! Elles se font rare...

2/27/2008 1:01 PM  
Blogger David said...

Je viens tout juste de découvrir votre blogue, et déjà j'accroche. J'aime beaucoup votre façon d'écrire et de raconter, qui côtoie un peu ma façon aussi... Au plaisir d'en lire encore!

2/27/2008 1:39 PM  
Blogger crocomickey said...

Appelle-moi quand tu iras ...

2/27/2008 2:58 PM  
Blogger Tellinestory said...

Un beau texte, l'ami Léon... "Les gens, il conviendrait de ne les rencontrer que tard le soir..."

2/27/2008 4:57 PM  
Blogger Marie... said...

Wow! Quelle histoire! Il faut croire que ça lui faisait du bien de jaser un peu, je pense. En passant, très belle écriture!

2/27/2008 8:36 PM  
Blogger Val said...

Je savoure chaque nouveaux textes avec délectation.

J'avoue que c'est chamboulant toutes ces confidences que peuvent nous faire parfois les gens.

2/27/2008 8:55 PM  
Blogger Jocelyn said...

Ça me fait penser à la fois ou j'en ai pris une jeune sur Wellington. Déjà quelque fois que je l'embarquais. Elle me demande sur le chemin du retour si j'avais une blonde alors je lui répond que je suis marié. Un peu gêné elle me dit que c'est parce qu'elle voulait me donner un de ses calendrier avec elle et ses collègues de travail qui y figurent...

2/28/2008 4:10 PM  
Anonymous Anonyme said...

très joli, j'adore votre humanité

3/01/2008 2:57 AM  
Anonymous Anonyme said...

Ca devait être vraiment déroutant...la reverras tu vraiment ?

3/01/2008 4:56 AM  
Anonymous Anonyme said...

En te lisant je ne peux m'empécher de voir la tète de "De Niro"..oui je sais le lien est facile..mais il est présent..et puis j'ai baigné dans les taxis de nuit, de jour, entière,décomposée, pleine d'espoir ou paumée alors là..je ressens l'ambiance, les odeurs..mon parfum parfois mélés à l'alcool, la clope, les lumières des avenues, des nights clubs....Ma vie..avant. BIZZZZZZZZZ à +

3/01/2008 3:27 PM  
Anonymous Anonyme said...

Voici le lien de mon blog si le coeur t'en dit http://siamsmyblog.blogspot.com/

3/01/2008 3:29 PM  
Blogger Nicole said...

''manger le cerveau'' c'est une expression très jolie. Elle a vraiment dit cela ???

3/02/2008 4:12 PM  
Anonymous Anonyme said...

Ah si j'étais un homme…

3/04/2008 4:57 AM  
Anonymous Anonyme said...

J'essaye de passer assez régulièrement sur votre blog, mais pour la première fois je laisse une trace de mon passage. J'ai atterri ici par le biais de ZEROTOM.
Mr Léon, vous écrivez superbement, vos textes réchauffent le cœur et permettent de s'évader quand ça va mal... Merci pour tout
Léa J.

3/04/2008 12:25 PM  
Blogger REGOR said...

J'irais bien, en boire une avec toi et voir la Dame !!!
C'étais où ?
J'aimerais bien en voir une qui semble heureuse.

3/04/2008 3:12 PM  
Blogger Folly said...

manger le cerveau? Le jeu de son corps vide le portefeuille, ça on peut comprendre, mais vider le cerveau... Elle a sûrement un talent quel maîtrise bien!

Message à certains : vous n'êtes pas fatigué de constamment complimenter Léon sur ses textes ou proposer qu'il lise votre blogue?

Pas beaucoup d'échanges ici, ce n'est pas personnel Léon. J'aime bien ton blogue, mais je ne le dit pas à chaque fois que je commente, quoique je ne ne commente pas souvent...

3/05/2008 2:29 PM  
Blogger Pierre-Léon Lalonde said...

Mille mercis...

Je l'ai dis mais ça me dérange pas de le répéter. Je n'ai pas à revenir ici pour dire aux lecteurs comment interpréter tel ou tel passage. A chacun sa façon, à chacun son imaginaire...

Je vous livre une partie de mon quotidien que je façonne à ma manière. Je suis toujours ravi que ça vous plaise, je le suis toujours aussi que vous veniez me le dire.

À bientôt et encore tout plein de mercis à vous tous, toutes...

3/05/2008 3:14 PM  
Blogger Folly said...

Sans rancune. Si cela vous convient. Bien à vous!

3/05/2008 11:56 PM  
Anonymous Anonyme said...

Jalousie quand tu nous tiens !

3/09/2008 3:44 PM  

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