11.2.09

Le vieux couple

Ça se passe pendant la dernière tempête, il est presque 20 heures et la circulation de l'heure de pointe commence à peine à se dissiper. C'est une neige épaisse et glissante, les conditions déroutent. Un des chauffeurs de jour est même arrivé au garage avec une passagère que j'ai prise en charge. Je n'ai pas arrêté depuis. Les courses sont longues et la demande est forte. Je dépose un client à deux pas de chez moi et décide d'y faire rapidement un arrêt pour me faire un thermos de café et prendre quelque chose à grignoter.

J'y suis presque quand le répartiteur annonce des clients éventuels sur Georges-Vanier, la rue sur laquelle je viens de m'engager. Un peu plus loin, je vois en effet un homme qui me hèle. Je m'arrête près de lui et je vois quelqu'un d'autre qui s'affaire auprès d'une voiture mal garée. Je devine à tort qu'ils ont besoin d'un survoltage et m'apprête à poursuivre mon chemin quand le type me dit qu'en fait, c'est pour un couple de personnes âgées qui sont dans la voiture. Un voyage jusqu'à Montréal-Nord. Avec les conditions qui sévissent, c'est un voyage qui me fait oublier rapidement mon café.

Je me tasse sur le côté et sors du taxi pour aller aider les deux hommes à faire passer tranquillement pas vite, le couple d'une auto à l'autre. Avant de partir, je constate que l'auto qu'ils laissent dans le banc de neige est dans une zone de « no-parking» et un des deux bons samaritains s'occupe de stationner le véhicule de nouveau avant de revenir porter les clés au monsieur qui semble dépassé par tout ce qui se passe autour. La dame un peu plus alerte se confond en remerciements et 10 minutes après mon arrivée, nous voilà repartis.

La neige tombe de plus en plus fort et s'agglutine aux essuies-glaces qu'il faut que je secoue régulièrement quand je m'arrête aux feux. Heureusement, la circulation est plus fluide et malgré que ça n'aille pas très vite, ça roule quand même bien. Alors que le vieil homme reprend peu à peu son souffle, sa femme ne se fait pas prier pour me raconter leurs déboires.

Ils sont partis de chez eux en fin de matinée parce que monsieur avait un rendez-vous à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont pour des tests. C'est son coeur, vous savez. Il a 82 ans, vous savez. Ce n'est pas évident de vieillir, vous savez. En voyant la neige, ils ont hésité avant de prendre la route, surtout qu'à Météo-Média, ils disaient que ce n'était pas pour s'améliorer, vous savez... Pour neiger, ça y neige! dit le monsieur qui respire toujours aussi péniblement. Après avoir passé une partie de la journée à l'hôpital, ils ont fait un petit détour pour trouver une pharmacie et ensuite ils se sont perdus dans la ville. J'ignore comment ils ont fait pour se retrouver aussi loin de chez eux, mais leur périple s'est terminé quand leur voiture s'est embourbée dans un banc de neige de la Petite Bourgogne.

Continuant de me battre avec la route et avec mes essuie-glace, j'écoute la dame qui continue de me raconter leurs péripéties. Je souris quand je constate que le vieil homme reprend systématiquement chaque fin de phrase de sa conjointe. Les regardant furtivement dans mon rétroviseur, je me laisse attendrir par ce vieux couple. J'arrive même à trouver cocasse l'odeur d'urine qui envahit l'habitacle du taxi. La femme qui a dû remarquer mon frétillement de narines dit : C'est pas évident de vieillir, vous savez? C'est pas évident, c'est pas évident ajoute le monsieur.

Lentement, nous nous sommes rendus à bon port. Devant leur résidence, la charrue a formé un trop gros banc de neige pour que je puisse prendre l'entrée. Pendant que la dame cherche l'argent dans son portefeuille, je sors du taxi pour faire une espèce de tranchée pour qu'ils puissent enjamber la petite butte plus facilement. Ça va bien avec la dame, mais le petit vieux me semble d'une telle fragilité, je suis mal à l'aise de lui agripper le bras pour lui faire faire la vingtaine de pas jusqu'à sa porte.

De retour au taxi, ça n'a pas été long avant que je trouve une autre course, puis les clients se sont succédé à bon rythme toute la nuit. Le lendemain matin en sortant du métro, je passe à côté de la voiture du couple, et je souris en repensant à leur mésaventure. Rien de trop tragique, mais considérant leurs âges vénérables, ça devait prendre une tout autre dimension.

J'ai croisé leur voiture abandonnée le jour d'ensuite. Encore une fois celui d'après. Le lendemain, on avait déneigé et qui sait ce qui est advenu de leur véhicule? Peu à peu, j'en suis venu à me dire que cette virée en ville, que cette balade hivernale était peut-être la dernière qu'ils s'étaient offerte. Une dernière excursion pour le peu de chemin qui reste à parcourir. Une dernière aventure pour la route.

Je me plais à le croire...

dédié à Alice et Julien

10 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Eh oui ! c'est comme ça la vie des vieux à Montréal ! On vit à Mtl-Nord, on vous envoie passer des tests à Maisonneuve-Rosement beau temps mauvais temps. Eux, ils prennent leur vieux char (mauvais calcul) et s'embourbent dans une congère. Ils auraient dû prendre un taxi pour aller à l'hosto, non ?
Vive les TAXIS !

2/11/2009 8:48 AM  
Anonymous Anonyme said...

C'est sans compter la pauvreté des vieux à Montréal, Garamond...
S.

2/11/2009 10:31 AM  
Blogger Perséphone said...

Gentil Léon, quelle belle histoire encore....c'est beau l'amour, il se transforme jusqu'à la fin.

2/11/2009 3:58 PM  
Blogger Prof Malgré Tout said...

Bordel... Y a une voiture d'une autre époque de mal stationnée et encore complètement enneigée sur Charlevoix... depuis la dernière tempête.

C'est quand même un peu loin pour être la même, mais je ne la regarderai plus de la même façon.

2/12/2009 6:39 AM  
Anonymous Anonyme said...

En lisant ce récit, je voyais mon père; 83 ans et le coeur malade...

Non, la vieillesse n'a rien de drôle. Je n'ai JAMAIS compris pourquoi on appelle ça l'âge d'or. Une sinistre blague !

2/12/2009 7:35 AM  
Anonymous Anonyme said...

Quelle tristesse...

Quand la santé s'en va, qu'est-ce qui reste? Qu'est-ce que la vie quand la qualité fout le camp.

Nous n'avons pas tous et toutes le même courage. Je ne crois pas que je pourrais vivre ça.

Merci pour cette histoire touchante, hélas, trop vraie.

Zed ¦|

2/12/2009 6:10 PM  
Blogger NM said...

Ca serait encore mieux qu'ils ne crèvent pas tout de suite, non? C'est le fait d'être le dernier taxi de quelqu'un qui t'enchante?

2/15/2009 9:32 AM  
Blogger Doparano said...

P-L n'a mentionné nulle part que le couple n'allaient pas passer l'hiver, simplement qu'ils devront reconsidérer l'utilisation de leur voiture et de leurs capacité pour se déplacer!!!

2/16/2009 7:25 AM  
Anonymous Anonyme said...

Peut-etre que leur voiture est rester la car ils ne se souvenaient plus ou elle etait stationner?

2/16/2009 10:23 PM  
Anonymous Anonyme said...

J'ai adoré votre histoire!

J'ai longtemps été une cliente du service de taxi nocturne, étant donné mon métier de serveuse de bars.

J'ai sans doute quelques histoires intéressantes et cocasses à raconter, concernant les différents types de chauffeurs de taxi de nuit!!

Qui sait? Peut-être aurai-je l'occaison de faire un article à ce propos sur mon propre blogue?

Je vous invite à me visiter, si le coeur vous en dit!
S.M.A ;-)

http://blogs-fx.com/sorcieremalaimee/

2/27/2009 6:00 PM  

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