On a beau reculer nos horloges, on ne peut arrêter le temps de passer.
J'ai passé une partie de la veillée à Dunham pour célébrer les cinquante ans de mon chum
Chansigaud et je reviens vers Montréal pour tout au moins payer la location de mon vieux taxi qui ne passera probablement pas l'hiver.
Je regarde l'odomètre qui est à 199941 en pensant que je suis à la veille de faire vivre à cette vieille carcasse son deux centième mille miles (mon boss a acheté des chars dans des encans aux États et les compteurs sont en miles plutôt qu'en kilo).
Je repense à la fête et au temps qui passe. J'ai revu là bas des gens que je n'avais pas revus depuis 10-12 ans. Je songe que la vie passe vite quand on s'y arrête.
Je repense ensuite à ce jeune homme que j'ai embarqué la veille à la fermeture des bars.
Je roule sur la rue Saint-Paul dans le vieux en avant des Deux Pierrots quand je le vois qui s'approche vers moi avec un bras dans les airs. Je reconnais l'attitude d'un jeune en fin de party qui a trop bu mais qui a dégrisé d'un coup sec. Quand il ouvre la portière, j'entends ses amis qui lui disent : « C'mon Frank! Qu'est-ce tu fais Frank? Va-t-en pas Frank!» Il me demande de l'amener sur la Rive-Sud via le pont Mercier.
C'est un bon voyage et je me demande dans quel état d'esprit se trouve le jeune. Je n'ai pas envie de me retrouver là-bas avec quelqu'un qui se pousse ou qui n'a pas d'argent. Je lui demande si ça va. Il ne répond pas. Je songe à ranger le taxi pour le débarquer, mais au feeling je sais que le jeune n'est pas malin. Je lui demande qu'est-ce qui se passe? S'il s'est battu?
— Il se passe la même maudite affaire qu'il s'est toujours passé dans ma vie. C'est juste de la crisse de marde pis j'm'en vas me tuer.
—...
Chemin faisant il me raconte sa vie pis ses malheurs. Le kid a 18 ans et commence juste a avoir un peu de poil au menton. La fille avec qui il a toujours été à fait de l'oeil a un autre. Il lui a cassé la gueule pis il se pousse. Rien de catastrophique, mais il sent que la vie se dérobe sous ses pieds et je l'écoute me raconter ses peurs, ses rêves, ses déboires. Je traverse le pont en lui disant qu'on ne se jette pas en bas pour une fille. Que la vie est trop courte. Mais il a la face dans son malheur et j'ai l'impression qu'il peut quand même faire une connerie. Je continue à lui faire sortir le méchant...
Pas besoin d'avoir des centaines de mille miles au compteur pour sentir le poids des ans. Malgré son jeune âge, il parvient à me toucher avec son vécu d'enfant bardassé, d'ado laissé pour compte.
Je reviens en ville et repense à ce jeune. Je n'ai pas vu les 999999 se changer en zéros. Ça indique 200002 et me rends bien compte que dans un sens comme dans l'autre, c'est du pareil au même. La roue continue de tourner. J'ai beau reculer mon horloge d'une heure. Elles vont continuer de se rajouter au compteur.