Le 10 piasses
Encore là, si le manque de respect ne se passait que sur le "turf" je m'en accommoderais mais la semaine dernière il s'est passé de quoi au garage qui m'a presque fait sauter les plombs.
J'essaie toujours d'arriver un peu en avance des fois que le chauffeur de jour avec qui je partage le véhicule arrive avant 5 heures. Je bénéficie de ces précieuses minutes pour être dans le centre-ville quand les bureaux se vident. Mais ce jour là le gars de jour est en retard. D'habitude le patron fait en sorte que les chauffeurs qui partagent les taxis soient toujours les mêmes et en général je partage celui que je loue avec un iranien qui a toujours le gros sourire accroché au visage. On se jase pas beaucoup, que des formules de politesse et des questions se rapportant au véhicule, mais ça colle bien entre nous. Souvent je lui laisse un peu d'argent si je reviens trop tard avec un taxi qui a besoin d'un lavage. On a une bonne entente. Mais là je partage le taxi avec un algérien que je croise presque tous les jours mais avec qui je n'ai jamais vraiment jasé. Mais je ne suis pas là pour faire du social. Je suis là pour gagner ma croûte puis ça fait une demi-heure que je fais le croûton.
Il est salement en retard. Cinq, dix, quinze minutes à la limite je peux comprendre. Le trafic, un client difficile, un imprévu, je peux faire avec. Mais quand il arrive à 5h35, je suis assez énervé. Je me console en me disant que je n'ai pas tout perdu car il y a une règle fixée par le patron qui exige que le retardataire donne 10$ à l'autre chauffeur. Dès qu'il sort du taxi, il me dit avec un petit sourire arrogant qui me revient pas trop que je peux garder l'auto une demi-heure de plus le lendemain matin. Comme si l'affluence était la même...
- "Ouain c'est ça, maintenant donne-moi mon 10$."
- " Non, je te donne rien ! " J'ai le sang qui commence à bouillir mais je reste de glace. Y'a le patron qui est là et qui d'habitude ne se gêne pas pour mettre les points sur les i mais curieusement il reste un peu à l'écart et ne semble pas vouloir intervenir. Ça me fruste d'autant plus que l'autre s'apprête à s'en aller.
- " T'es en retard, tu me payes, qu'es-ce tu comprends pas la dedans?" Le type ne me regarde même pas et me réponds en tournant les pas :
- " Fuck you ! "
- " Pardon? Mais quel sorte de petit trou de cul que t'es toé ? " Je gueule autant de rage que parce que le gars s'éloigne.
A côté y'a le patron qui dit toujours rien, y'a un autre chauffeur qui lave son taxi et y'a des voisins plus loin sur leur galerie qui ont l'air de s'amuser. Le mécano remplace un chapeau de roue que s'est détaché et jette ensuite un oeil sur le niveau d'huile. Pendant ce temps je fais le tour de l'intérieur. C'est plein de journaux qui traînent et y'a des miettes de sandwiches sur les banquettes. Je suis en beau calvaire mais je serre les dents. C'est alors, qu'en voulant mettre mon permis de travail à sa place sur le montant entre les portières que je m'aperçois que le mec a oublié le sien. Je m'en empare, le mets dans ma poche et tout à coup je me calme car je sais que je viens de le baiser.
En relevant la tête, je le vois alors revenir. Je sais pourquoi il revient et m'empresse de retirer mon permis pour pas qu'il parte avec. Il revient tranquillement et je le regarde sans tourner la tête. J'ai une gueule qui dit approche-toi pas trop proche. Le gars s'avance de l'auto mais curieusement il va vers le coffre à gants et y prends quelque chose que je ne vois pas. Pas une fois il ne regarde vers l'endroit où l'on accroche le "pocket". Je ne dis rien mais y'a pas mal de tension. On se regarde en chiens de faïence, les voisins plus nombreux attendent qu'il se passe de quoi, y'a de l'électricité dans l'air pis il ne manque pas grand chose pour que ça éclate. Mais je ne bronche pas et je le regarde s'en aller de nouveau.
Ça prends une autre demi-heure pour que l'adrénaline retombe. Je réfléchis à ce que je vais faire avec le permis de l'autre. Sans ça il ne peut pas louer de véhicule. Ou s'il se fait prendre sans, c'est une amande assez salée. Je ris dans ma barbe mais en même temps je culpabilise. Je me dis que ça fait pas mal de niaisage pour 10 $. Mais c'est pas autant pour le cash que pour le principe. Juste une question de respect finalement. Et y'a l'attitude du mec qui m'a aussi vraiment fait chier même si avec le recul je me rends bien compte que la mienne devais pas être tellement mieux. Bref, plus tard dans la soirée, j'entends le répartiteur répéter mon numéro de dôme. Il veut me parler et je sais pertinemment pourquoi. Mon chauffeur de jour vient de se rendre compte qu'il a "oublié" de quoi... Je ne réponds pas à l'appel. Qu'il dorme la dessus, s'il est capable...
J'ai pensé couper son permis en deux, le "crisser dins vidanges", pisser dessus, faire une moustache sur sa photo, j'ai penser le faire chanter mais finalement la nuit m'a été fidèle et comme d'habitude elle m'a porté conseil. Au petit matin j'ai laissé le permis du mec dans la boîte aux lettres du garage. Je ne sais pas comment il a réagi en le retrouvant et pour être franc il peut toujours aller se faire foutre tant qu'à moi. Dans la boîte aux lettres, il y avait aussi mon enveloppe de paiement avec 10$ de moins dedans. Que le patron s'arrange avec ses règles et avec l'autre. En ce qui me concerne, j'ai l'esprit en paix et je dors sur mes deux oreilles.